Les 25 ans du Code international OMS/UNICEF de commercialisation des substituts du lait maternel

Un enjeu historique majeur qui reste actuel

Von Jean Martin

Un enjeu historique majeur qui reste actuel

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Dans les années 1970, des agences internationales alertaient l’opinion publique quant au fait que, dans les pays en développement aussi, la pratique de l'allaitement diminuait. Le rôle de l'industrie de l'alimentation pour nourrissons et jeunes enfants – et particulièrement certaines de ses pratiques commerciales – fut mis en évidence, et l'industrie fut désignée comme l'un des principaux coupables de ce phénomène très négatif d’un point de vue de santé publique. Qui se souvient de la polémique suscitée par la publication en 1974 par l’organisation tiers-mondiste, War on Want, de Babykiller (Nestlé tötet Babies en allemand)?

La campagne a bien montré des résultats: Le 30 mai 2006 à Genève, l’Association genevoise pour l’alimentation infantile (GIFA) a pu célébrer les 25 ans de l’adoption du Code international OMS/UNICEF de commercialisation des substituts du lait maternel - un progrès important de santé publique.

L’association genevoise pour l’alimentation infantile

Depuis sa création en 1979, GIFA (association genevoise pour l’alimentation infantile) s'est engagé à défendre une politique en faveur de l'allaitement maternel et à lutter, en Suisse et ailleurs dans le monde, contre les pratiques commerciales susceptibles de lui nuire. Ses objectifs principaux sont de protéger, promouvoir et soutenir l'allaitement maternel, de promouvoir la santé et le développement psycho-social des nourrissons et des jeunes enfants, de favoriser l'introduction d'aliments de complément appropriés au moment opportun, d'informer les milieux de la santé, les parents, et le public en général des avantages de l'allaitement maternel.

GIFA est membre de IBFAN (International Food Action Network), qui comporte plus de 200 groupes d’intérêt public dans le monde. IBFAN s’engage afin d’éliminer la commercialisation irresponsable de substituts du lait maternel et des biberons par l’application universelle du Code et des résolutions ultérieures de l’Assemblée mondiale de la santé. La World Alliance for Breastfeeding Action et d’autres organisations collaborent, dans différents pays, à la réalisation de ces objectifs. A relever aussi l’initiative „Hôpitaux Amis des Bébés“ (Babyfriendly Hospitals Initiative), lancée en 1991, qui promeut de mise en oeuvre de conditions encourageant l’allaitement au sein dès l’accouchement. Près de 20’000 hôpitaux de 150 pays, dont de nombreux services de maternité en Suisse, en ont obtenu la certification.

www.gifa.org
www.ibfan.org
www.babyfriendly.org

 

Un liquide blanc insuffisamment concentré et non hygiénique…

L'emploi de substituts du lait maternel dans des contextes économiques et sanitaires qui rendent très problématique leur utilisation correcte conduit fatalement à la malnutrition, à des défauts de croissance, à de multiples maladies infectieuses, en particulier gastro-intestinales. D’où une contribution majeure à la mortalité infantile.

Nous l’avons personnellement vécu outremer pendant plusieurs années (1968-1976). Les populations pauvres d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine étaient au contact de produits de consommation occidentaux - importés ou manufacturés dans le pays. Conjointement une publicité attrayante (femmes blondes heureuses et leur enfant resplendissant, dans un cadre luxueux) était visible de tous, partout, en grand. Message sub-liminaire: donner une nourriture artificielle telle que celle que contiennent les boîtes dont parle l’affiche vous rapprochera du statut de cette famille… Pratiquement, qu’est-ce que cela donne: on achète la quantité qu’on peut se payer (peut-être un tiers voire moins de ce qui nourrirait adéquatement l’enfant); on obtient néanmoins un liquide blanc - la notion de concentration nécessaire n’étant guère à l’esprit – et „l’effet miracle“ évoqué ci-dessus peut être attendu…!? Deuxième facteur de gravité, beaucoup de femmes/familles ne sont pas en mesure de préparer les biberons avec l’hygiène voulue. Les éducateurs sanitaires ont beau souligner qu’il s’agit d’utiliser de l’eau bouillie, cela demande du temps et des ressources (combustible). L’enfant reçoit en conséquence un liquide dilué et sale microbiologiquement parlant. La sous-alimentation, l’infection et la funeste potentialisation réciproque des deux sont programmées.

Comment un produit de qualité peut-il être si délétère?

Il ne s’agissait pas pour les organismes qui s’engageaient pour limiter cette mortalité indue de s’en prendre par principe à une seule firme, la grande multinationale suisse. Mais elle est quantitativement la plus importante et très en vue; elle a fait l’objet d‘attaques et de boycott, dans les pays anglo-saxons puis dans d’autres, qui ont fait couler beaucoup d’encre et ont amené Nestlé à réagir. Pour notre part, ici, nous avons été partie à des discussions y relatives avec des membres de la Direction de la coopération et du développement au niveau fédéral, le Groupe Action Tiers Monde et la Convention d’actionnaires Nestlé (CANES) notamment. Nous avons gardé le souvenir en particulier d’une discussion avec un responsable de haut niveau dans les locaux de Nestlé à Vevey.

Ce qui frappait, c’est que nos interlocuteurs insistaient sur la qualité de leurs produits au sortir de l’usine, qui n’était pas contestée, et sur l’excellence de leurs intentions - venir au secours des nourrissons dont la mère ne pouvait les allaiter. Mais il était très difficile de retenir leur attention sur les circonstances pratiques qui menaient à des conséquences concrètes désastreuses, des dizaines et centaines de milliers de morts évitables dans les pays pauvres. Aujourd’hui encore – et il y a eu du progrès - l’OMS et l’UNICEF estiment que 1,5 million d’enfants meurent annuellement dans le monde parce qu’ils n’ont pas été allaités. Le rappeler amenait des dénégations énergiques, scandalisées (de type „vertu déshonorée“ - Comment ose-t-on évoquer un lien entre ces morts et nous?).

Une pratique socio-culturelle plus que biologique

Il était impératif aussi de faire passer le message que la pratique de l’allaitement varie d’abord et surtout comme une habitude socio-culturelle, plutôt que comme une possibilité (le cas échéant impossibilité) biologique: dans une société où il est attendu que les femmes allaitent - et allaitent longtemps -, elles allaitent, à de fort rares exceptions près. Dans une société où on a inculqué que la chose à la mode, le comportement „in“, était l’alimentation artificielle, on donne beaucoup moins le sein – indépendamment de toute compétence biologique. D’ailleurs, aussi la remontée de l’allaitement au sein dans les pays du Nord au cours de la dernière génération s’est faite en partie par un mécanisme de “mode“ - une mode bienfaisante.

A relever encore la constatation, à l’époque, que trop de gynécologues, sages-femmes et pédiatres ne considéraient pas la promotion de l’allaitement maternel comme partie intégrante et indissociable de leur mandat professionnel. Ou pour le moins se montraient désinvoltes à cet égard - cela pouvait simplifier leur vie, pas besoin de consacrer du temps à donner des conseils détaillés aux femmes éprouvant des difficultés à donner le sein. Un point essentiel ici étant bien sûr qu’il est difficile, pour ne pas dire plus, de reprendre l’alimentation au sein si elle a été interrompue - par exemple parce que, à la maternité, les mères reçoivent une petite provision de lait en poudre, pour deux ou trois semaines… Geste gracieux mais, dans des pays pauvres surtout, terriblement pathogène dans ses effets ultérieurs.

Le Code de 1981

Les batailles ont été rudes, dans divers cénacles, dans les média, et dans les couloirs des assemblées officielles de l’OMS et de l’UNICEF – intense activité diplomatique et de lobbying des deux côtés. Ici les observations de terrain sur la mortalité et morbidité liées aux comportements délétères induits chez les mères/familles par la publicité, la remise d’échantillons gratuits et les pratiques qui voyaient des professionnels de santé collaborer objectivement à la désaffection de l’allaitement maternel. Là, de grandes déclarations sur le caractère impeccable des productions industrielles concernées et la liberté du commerce et de l’industrie. Les débats de l’époque font penser, aujourd’hui, à une autre problématique qui s’est marquée au cours des années: ce qu’on sait de la difficulté des cigarettiers à admettre la nocivité du tabagisme – actif et passif - et leurs efforts à très grande échelle pour discréditer les faits épidémiologiques. La différence étant que, dans le cas du tabac, l’agent pathogène est organique alors que, s’agissant des substituts du lait maternel, il découle de facteurs commerciaux et socio-culturels (incitations à la désaffection de l’allaitement). D’un point de vue de santé publique et sur le terrain, cette distinction n’est pas déterminante.

Ces tensions entre santé et industrie amènent à rappeler que la liberté consiste à pouvoir tout faire ce qui ne nuit pas à autrui (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen). Mais il est vrai que, dans trop de domaines, il n’est pas difficile de faire des listes de comportements qui nuisent à autrui mais ne sont pas pour autant pénalement sanctionnables.

La pression des données scientifiquement avérées, les efforts de leaders du domaine de la santé publique - appartenant à des organismes privés comme à des institutions universitaires et aux Ministères de la santé –, ainsi que les boycotts (susceptibles d’altérer la réputation et les résultats financiers des firmes, et ceci à cause de produits représentant en fait une toute petite partie – de l’ordre du pourcent – de leurs chiffres d’affaires), ont permis l’adoption en 1981, par l’Assemblée mondiale de la santé (AMS), du Code international de commercialisation des substituts du lait maternel.

A noter que, idéalement, les substituts du lait maternel devraient être considérés et traités comme des médicaments soumis à ordonnance: en plus d’en interdire la publicité, il conviendrait d’exiger qu’ils ne puissent être prescrits que par des professionnels de santé, dans des cas où il y a une indication médicale. Cela n’a pas été possible dans le cadre du Code de l981 mais on veut croire, pour le moins, que les responsables de santé maternelle et infantile s’attachent avec persévérance à introduire une pratique correspondante.

Par la suite, la mise en oeuvre des dispositions du code en rapport avec la prohibition de la publicité, de la remise d’échantillons gratuits et de toute collaboration „promotionnelle“ de travailleurs de la santé avec les firmes n’a pas été sans difficultés, délais, manœuvres dilatoires. Néanmoins, on peut considérer qu’il y a eu là une vraie avancée de santé publique.

Le 1er août 1990, les participants à une réunion OMS/UNICEF sur l’allaitement maternel, à Florence, adoptaient un document où on lit: «Dans le but d’assurer une santé et une nutrition optimales aux mères et aux enfants dans le monde entier, il faudrait que chaque femme ait la possibilité de nourrir son enfant au sein exclusivement jusqu’à l’âge de 4 à 6 mois. (…) La réalisation de cet objectif nécessite le renforcement d’une ‘civilisation de l’allaitement maternel’, énergiquement défendue contre l’incursion d’une ‘civilisation du biberon’. (…) Il faudrait s'efforcer de donner aux femmes plus de confiance dans leur aptitude à pratiquer l'allaitement maternel. Ceci suppose l'élimination des contraintes et des influences qui agissent sur les idées et les attitudes vis-à-vis de l'allaitement maternel, souvent par des moyens subtils et indirects.» (Déclaration Innocenti sur la protection, la promotion et l'encouragement de l'allaitement maternel)

Dans un communiqué de novembre 2005, quinze ans après la Déclaration d’Innocenti, l’UNICEF indique que l’allaitement exclusif au sein permettrait de sauver chaque année six millions de vie et que les taux d’allaitement ont progressé d’au moins 15% dans le monde depuis 1990. Mais elle déplore que, dans les pays en développement où cela serait particulièrement essentiel, 30% seulement des nourrissons sont nourris exclusivement au sein.

Il reste donc à faire, beaucoup

Malgré les progrès enregistrés, un rapport d’IBFAN de mai 2004, analysant les pratiques de 16 entreprises transnationales entre 2002 et 2004, constate de nombreuses transgressions du Code, parfois systématiques (sont répertoriées 2000 violations); ces entreprises, tout en affirmant vouloir l’appliquer, font de ce code des interprétations discutables, inappropriées, selon IBFAN. Qui dit que, aujourd’hui encore, là où l’approvisionnement en eau n’est pas sûr (unsafe), un enfant nourri au biberon court un risque qui est jusqu’à 25 fois plus élevé de mourir, de conséquences de diarrhée notamment, qu’un enfant allaité au sein.

Il reste donc à faire, beaucoup. C’est là encore une des ces priorités de santé publique qui, si on n’est pas suffisamment attentif et diligent à rappeler les exigences du respect de pratiques professionnelles et commerciales conformes aux données scientifiques – épidémiologiques -, aux textes internationalement acceptés et aux engagements pris, tendent à s’estomper dans une sorte de „bruit de fond“ dont profitent ceux qui poursuivent des intérêts économiques à court terme; faisant ainsi bon marché de la meilleure santé des personnes à risque, nouveau-nés et nourrissons. A tous les niveaux, on doit requérir fermement qu’à l’avenir les firmes concernées appliquent mieux – strictement - le Code international; code dont, d’un point de vue de santé publique et ainsi que l’OMS l’a souligné à réitérées reprises, les dispositions représentent des exigences minima.

*Jean Martin est ancien médecin cantonal vaudois et membre individuel du Réseau Medicus Mundi Suisse. Contact: jean.martin@urbanet.ch. Son texte a été publié dans la Revue médicale suisse (Genève), dans son édition du 23 août 2006: Martin J. Les 25 ans du Code international OMS/UNICEF de commercialisation des substituts du lait maternel. Revue médicale suisse 2006, vol. 2, pages 1932-1934, www.revmed.ch.

Références:

Brisset Claire. Ces biberons qui tuent. Le Monde diplomatique, décembre 1997.

IBFAN. Reports „Breaking the Rules, Stretching the Rules“, 2001 and 2004.

Sites web de l’OMS (www.who.int) et de l’UNICEF (www.unicef.org)