L’Automédication chez l’adolescent

"Quand j’suis mal, j’prends des médics"

Von Jürg R. Eidenbenz

Ce lundi matin ressemble un peu aux autres, à l’exception près qu’aujourd’hui, dans beaucoup de classes du "collège vert" trois ou quatre des bancs sont restées vides. C'est l’effet de la grippe, de la fatigue, de l’accumulation du stress. En fin de matinée, l’infirmière scolaire se rend dans cette classe réduite, où elle trouve encore dix-huit élèves de dix-sept ans pour lesquels elle va faire l’animation de santé. "Quand je suis mal je..." - Ces mots figurent sur les feuilles qu’elle distribue à chacun.

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"Aujourd’hui", dit l’infirmière scolaire, "je veux savoir ce que vous faites quand vous êtes mal, malade, mal dans votre peau, mal tout court. Quels sont vos réflexes, vos habitudes, vos remèdes, vos moyens de vous en sortir?" La deuxième question qui figure sur la feuille est la suivante: "Quel est le ‘mal’ dont vous souffrez le plus fréquemment?" Les élèves n’hésitent pas à répondre aux questions qui sont de parfaite actualité. La plupart commence par répondre à la deuxième question. L’un écrit: "j’ai souvent le blues", d'autres mettent: "j’ai mal à la tête", "je suis épuisé". Une adolescente un peu fragile, au fond de la classe écrit: "avec tout ce stress je me sens vidée". On voit apparaître plusieurs causes du "mal" apparaître sur les fiches, c’est l’accumulation d’un rhume permanent, d'une toux, des soucis, de la fatigue, des difficultés relationnelles qui provoquent ce mal-être.

Quels sont les moyens pour retrouver le bien-être? La première question trouve une réponse rapide chez certains: Quand je suis mal... "je téléphone à mes amis (amies)". Quand je suis mal... "je m’isole, reste dans mon coin". Quand je suis mal... "je consulte mon médecin, mon pharmacien", "je prend des médics", "je fume", "j’ai envie de tout casser". Plusieurs feuilles restent vides et après l’animation, l’infirmière décide de discuter avec les élèves individuellement. L’un des élèves-apprentis qui n’a pas voulu s’exprimer est au bord des larmes. Il souffre d’une dépression et l’infirmière doit le mettre rapidement en rapport avec un médecin. La deuxième apprentie a un secret lourd à porter qu’elle ne peut pas partager. La troisième, par contre, provoque des éclats de rire: "je ne savais pas ce que je devais mettre puisque je ne me sens presque jamais mal". Les pleurs et le rire, le stress, la recherche du bien-être, avec une palette multicolore de réponses correspondant au vécu et aux solutions de chacun, c'est une chance inouïe que cette infirmière scolaire obtient, celle de pouvoir les rendre conscient de leur réponse à l’apparition de leurs symptômes. Comment agir de façon responsable et comment éviter certains pièges?

A Lausanne comme au Lesotho

Cette prise de conscience élaborée en groupe, avec l’aide de l’infirmière scolaire, est une situation réelle que j’ai vécue lors de mon activité en tant que médecin conseil dans le programme scolaire vaudois "Jeunesse et Santé". Une possibilité concrète, comment mener une action de santé publique le plus près possible aux besoins de la communauté concernée, à l’exemple des adolescent(e)s - élèves à l’école. Une situation à peine différente s'était produite quand j'avais animé un projet de soins de santé primaires au Lesotho, en Afrique. C'est cela, Medicus Mundi: la même expérience est faite dans l’hémisphère nord mais également dans le sud, où l’éducation pour la santé dans les écoles fait partie intégrante du programme des soins de santé primaires, basé sur l’action communautaire.

L’action pratique de prévention primaire peut être couplée et coordonnée avec les activités de recherche. La thèse sur l'automédication des adolescents que je vais brièvement résumer a été réalisée dans cette idée-là.

Jusqu’à présent, l’automédication chez l’adolescent a fait l'objet de très peu d'études, alors que de nombreux travaux sur l’utilisation des médicaments prescrits et non-prescrits sont disponibles concernant l’âge pédiatrique, adulte et gériatrique. Un travail tout récent vient combler cette lacune.

Une enquête sur l’automédication chez l’adolescent

Une enquête sur l’automédication chez l’adolescent vient d’être réalisée dans le canton de Vaud, auprès de 376 adolescents âgés de 15 à 20 ans, issus de deux gymnases et d'une école professionnelle(1). Parmi les élèves questionnés, 57% pratiquent l’automédication, dans le but de combattre les céphalées (42%), les affections respiratoires (31%), les soucis scolaires (21%), la fatigue (19%), les fluctuations d’humeur (15%). Les médicaments auto-administrés sont les analgésiques (38% du collectif total questionné), les vitamines (7%), les anti-inflammatoires (6%), les remèdes homéopathiques (4%), les psychotropes (3,5%). Dix-sept pour cent des élèves questionnés indiquent avoir consommé du cannabis durant les quinze jours précédants.

L’analyse montre que l’automédication s’accroît avec l’âge, et que l’automédication est significativement plus fréquente chez les adolescents souffrant de maux de tête, de dépendance médicamenteuse, d’une affection respiratoire récente, de problèmes liés à la drogue, d’une situation familiale difficile et en présence d’une somnolence durant la journée. Par contre, il n’y a pas de différence entre filles et garçons. Ni la provenance géographique, ni la formation suivie, ni le niveau social des parents ne semblent influencer la fréquence d’automédication. Onze pour cent des sujets interrogés se déclarent "accros" aux médicaments ou aux drogues. L’âge de la première automédication est en moyenne treize ans et demi.

Qu’est-ce que nous pouvons apprendre de cette étude? L’automédication peut être utile, si les connaissances de l’action du médicament, de la posologie et des dangers d’un éventuel surdosage sont bien connus. De l’autre côté, les symptômes énumérés par les adolescents, traités par automédication, ne sont souvent que l’expression d’un dérangement beaucoup plus profond de la santé. Si le médicament est pris par la propre initiative de l’adolescent, il se prive de l’aide du médecin ou du pharmacien, qui pourraient valablement le mettre sur la bonne piste, l’aidant à aborder le mal à ces racines. L’automédication semble également être partiellement en rapport avec les états de dépendance aux médicaments et aux drogues. Les élèves qui se traitent eux-mêmes risquent donc de tomber dans ce piège important.

Bien des adolescents, ayant quitté la régularité des consultations chez le pédiatre, ont du mal à trouver un médecin traitant ou un réseau de professionnels de la santé, auxquels ils peuvent se confier. Les services existants doivent faire l'effort de venir à l’encontre de l’adolescent et de lui faciliter l’accès aux soins. Cet effort doit se faire activement, afin de prévenir l’enlisement vers des habitudes potentiellement dangereuses. L’automédication est la conséquence d’un mal-être. Exprimé de façon positive, elle est le moyen de recherche du rétablissement du bien-être. Mais l’adolescent risque d’adopter un comportement d’auto-traitement irrationnel, comportement qui peut perdurer pendant de nombreuses années. Et tout le monde sait que plus ces habitudes durent, plus il devient difficile de les changer.

Automedication responsable

Le Dr Nakajima, directeur général de l’Organisation Mondiale de la Santé, a lancé un appel pour la promotion d’une automédication responsable dans le monde entier(2), avec la mise à disposition de bons produits pharmaceutiques, accompagnés d’une promotion et d’un monitoring efficace d’une part, et d’autre part d’une bonne information sur les produits, des campagnes d’information dans les médias et moyennant l’éducation pour la santé dans les écoles.

En avril 1997, l’OMS a organisé la Première Conférence Internationale au sujet de l’Amélioration de l’Utilisation des Médicaments à Chiang Mai, Thaïlande(3). C'est la suite logique du programme des médicaments essentiels de l’OMS. Comment améliorer l’utilisation des médicaments? Une multitude de pistes ont été développées. L’automédication a également été discutée. Dans beaucoup de pays en voie de développement, plus de 80% des médicaments sont pris par automédication. Les campagnes d’information comme celles menées par Health Action International (HAI) sont d’un grand impact, surtout si les programmes de soins de santé primaires donnent suffisamment d’importance à la formation des agents communautaires de santé, en ce qui concerne l’auto-traitement au niveau de la famille et du village. Ceci a bien été démontré à l’exemple des premiers traitements en cas de diarrhées des enfants, des infections des voies respiratoires et de la contraception. Il est impératif de tenir compte des diversités des populations en question, y compris toute la richesse des croyances, des pratiques culturelles et des traditions.

Lors d'une conférence récente à Reston(4), il a été proposé de commencer l'enseignement de quelques connaissances au sujet des médicaments à l’âge de l’enfant déjà et pas seulement à l'âge de l’adolescent. Les enfants apprennent à connaître les règles principales de la prise de médicaments, observant les autres membres de leur famille, utilisant des médicaments eux-mêmes et à travers les médias. Ce sont spécialement les enfants souffrant de maladies chroniques qui ont indiscutablement fait preuve de leur capacité d’apprendre à utiliser beaucoup de remèdes de façon autonome, par exemple les injections d’insuline en cas de diabète sucré. Au sujet de l’utilisation responsable et rationnelle des médicaments, il est donc tout à fait possible et souhaitable que les programmes de santé publique passent à l'action et donnent suffisamment d’informations aux enfants et adolescents.

Jürg Eidenbenz est membre du comité de Medicus Mundi Suisse

(1) F. Jaquier, T. Buclin, J. Diezi, Institut de pharmacologie et division de pharmacologie CHUV et Université de Lausanne: "Automédication chez l’Adolescent", thèse, janvier 1998.

(2) O.M.S. "press", 29.10.96

(3) Essential Drugs Monitor No 23 (1997): International Conference on Improving Use of Medicines (ICIUM), Chiang Mai, Thaïlande, 1- 4 avril 1997.

(4) Essential Drugs Monitor No 23 (1997): U.S.P. Conference, Reston, Virginia/USA, 29.9.-1.10.96