La résilience

Ebola Treatment Centre, Sierra Leone (UN Photo/Martine Perret)

 

On ne peut pas avoir les yeux partout, n’est-ce pas? Ainsi, ce n’est qu’en rédigeant cet article que je m’aperçois que je suis passé complètement à côté de la première phase du débat sur la «résilience»: il y a plusieurs années déjà, les experts critiquaient la nébulosité (Levine et al. 2012) et l’utilité (Hussain 2013) du concept de résilience dans la politique et la collaboration internationales pour le développement.

De quoi s’agit-il? «La résilience désigne la capacité pour un corps, un organisme, une organisation ou un système quelconque à retrouver ses propriétés initiales après une altération» (Wikipédia, août 2015). La résilience désigne donc l’aptitude à surmonter les crises: les humains, les communautés et les sociétés, mais aussi les pays et leurs systèmes de soins doivent «être prêts pour la catastrophe».

Jusqu’à la fin de l’année dernière, la «résilience» n’était pas à l’ordre du jour de la politique de santé mondiale. Dans le «Resilience Scan 2014» de l’institut britannique Overseas Development Institute, le secteur de la santé ne fait pas encore partie des huit domaines politiques mondiaux examinés en termes de discours de résilience (Resilience Scan 2014). Et dans les «summary records» de 517 pages de l’Assemblée mondiale de la Santé de mai 2014, je n’ai trouvé le mot «resilience» que trois fois, dont deux fois où il est utilisé de façon ironique et une fois où il désigne la résilience de systèmes de santé face au changement climatique, contre 182 occurrences du mot «universal» (Assemblée mondiale de la Santé: recherche par mots-clés).

Mais un an plus tard, en mai 2015, les «systèmes de santé résilients» sont devenus la devise de l’Assemblée mondiale de la Santé.

«D’ici à 2030, renforcer la résilience des pauvres et des personnes en situation vulnérable et réduire leur exposition et leur vulnérabilité aux phénomènes climatiques extrêmes et à d’autres chocs et catastrophes d’ordre économique, social ou environnemental ». Objectifs de développement durable de l’ONU, cible 1.5 (programme de développement durable 2030, août 2015)

Que s’est-il passé? Ebola. L’épidémie qui a sévi en Afrique occidentale et la crainte de sa propagation à l’échelle mondiale ont soudain propulsé au centre de l’attention et de la politique mondiales le thème de l’aptitude des systèmes de santé nationaux et mondiaux à surmonter les crises, en tant que point faible d’une politique de sécurité mondiale, en tant que menace pour les échanges internationaux et l’économie mondiale. Raison suffisante pour examiner le sujet d’un peu plus près. Le regard se porte ici naturellement sur les mécanismes mondiaux de gestion des crises sanitaires, mais aussi sur le rôle clé des systèmes de santé nationaux, qui doivent justement être «résilients».

Et l’expression «systèmes de santé résilients» est devenue à la mode dans le discours de politique de santé mondial, tout comme l’expression «couverture sanitaire universelle» il y a deux ans environ: nécessitée par tous, mais toujours définie de façon un peu floue.

Systèmes de santé «résilients»

Il y a aujourd’hui quelques textes de qualité sur la résilience, mais aussi sur ce qui caractérise un système de santé résilient.

Ainsi, on trouve par exemple dans un éditorial du Bulletin de l’OMS la phrase simple suivante: «Les systèmes de santé faibles ne peuvent pas être résilients» (Marie-Paule Kieny et al. 2014). Dans un commentaire paru dans The Lancet (Kieny & Delanyo 2015), Marie-Paule Kieny, Sous-directrice générale de l’OMS, précise: «Nous avons besoin de systèmes de santé reposant sur les principes des soins de santé primaires et capables de répondre aussi bien aux défis quotidiens qu’aux défis exceptionnels». Pour cela, il faut:

  • une planification nationale et des responsabilités claires;
  • des systèmes de soins nationaux et infranationaux bien gérés et coordonnés, qui fournissent des prestations de santé adaptées aux besoins de la population, intégrées et de bonne qualité;
  • la confiance de la population et des communautés dans le système de soins, sur la base de l’implication et de la coresponsabilité;
  • plus de personnel de santé disposant des compétences adéquates;
  • des systèmes d’information sanitaire et d’alerte précoce qui fonctionnent;
  • si nécessaire: une aide financière externe suffisante, associée à une bonne coordination des bailleurs de fonds externes.

Fait (non) surprenant dans ce catalogue: à l’exception peut-être des «systèmes d’alerte précoce», il s’agit ici tout simplement de qualités attribuées depuis longtemps aux systèmes de santé efficaces ou solides. Réclamer des systèmes de santé «résilients» est donc au premier coup d’œil comme mettre du vieux vin dans une nouvelle bouteille à la mode.

Ebola Treatment Centre, Sierra Leone (UN Photo/Martine Perret)

 

La résilience est une qualité supplémentaire absolument souhaitable pour un bon système de santé. En adoptant le concept et en l’intégrant dans leurs propos, les «experts en système de santé» profitent du regain d’attention typique en période de crise aiguë. Qui pourra leur en vouloir après des années de négligence des systèmes de santé à l’époque des objectifs du Millénaire pour le développement et des programmes verticaux de lutte contre les maladies?

Le fait que l’aptitude à surmonter les crises soit un dérivé souhaitable d’une politique réussie dans d’autres domaines ressort aussi dans un article de l’Overseas Development Institute (ODI) qui vient de paraître sur la question des indicateurs de réalisation de l’objectif 1.5 pour le développement durable cité au début (Bahadur et al 2015). Réponse: il n’y a pas d’indicateurs «simples» de la résilience, mais il faut une combinaison d’indicateurs complexes. C’est seulement lorsque différents indicateurs clés du développement et du soutien sociaux ainsi que de la gestion des crises et des catastrophes mondiales seront atteints que la résilience sera également atteinte. Selon l’article de l’ODI, la résilience présente trois qualités ou capacités des systèmes sociaux:

  • adaptive capacity: la capacité à s’adapter à de multiples risques;
  • anticipatory capacity: la capacité à réduire de façon anticipée le choc causé par des crises grâce à la préparation et à la planification;
  • absorptive capacity: la capacité à gérer les crises et à les amortir.

Selon moi, tout ceci est judicieux.

Resisting resilience!

Toutefois, le concept de résilience se heurte à une résistance véhémente dans les milieux de gauche. Je donne ci-après la parole à mon collègue Thomas Gebauer de medico international. Celui-ci compare les notions de «durabilité» et de «résilience» en ces termes:

«La durabilité, quel que soit l’usage que l’on fasse de ce terme (qui a fait couler beaucoup d’encre lui aussi), implique des valeurs vers lesquelles les décisions politiques, économiques et technologiques doivent s’orienter. En particulier dans l’idée du développement durable, il s’agit de concepts indiquant comment créer des conditions de vie humaines et minimiser les risques et les crises grâce à un aménagement actif des conditions.

L’idée de résilience manque d’un tel concept normatif: il ne s’agit plus d’idéaux sociaux, mais seulement de la question de savoir comment les humains et les systèmes peuvent se protéger contre les troubles, c’est-à-dire contre un monde sens dessus dessous. L’objectif n’est plus de corriger des conditions destructrices, mais de s’adapter à un processus destructeur que l’on ne peut apparemment pas arrêter parce qu’il progresse sans qu’il y ait d’alternative. (...)

Si tout le monde se tient ainsi "prêt pour la catastrophe", l’idée d’un autre monde, d’un monde solidaire, devient obsolète. La résilience permet au processus destructeur existant de poursuivre son œuvre comme si de rien n’était, même dans les périodes de danger absolu et d’extrême urgence. Et c’est justement là que se trouve le paradoxe des concepts de résilience actuels: ils stabilisent précisément les conditions dont l’état précaire fait éclater le besoin de résilience» (Gebauer 2015).

La résilience fait donc partie d’un discours hégémonique, c’est une manœuvre de diversion et l’ouverture d’un théâtre secondaire pour faire diversion à la crise fondamentale, aux véritables facteurs «pathogènes». La lecture est ici très convaincante, tout comme l’ensemble de la documentation de la manifestation de medico international qui a eu lieu récemment: «Fit für die Katastrophe?» (prêts pour la catastrophe?). Je recommande en particulier une lecture attentive de l’excellent exposé de Marc Neocleous: «Resisting Resilience». (Neocleous 2015)

Réaction excessive?

A qui appartiennent les mots? Comment sont-ils utilisés, avec quelle intention? Avec la critique de la résilience, nous assistons à l’«édition 2015» de la réflexion idéologique sur des concepts en apparence «techniques» ou «neutres». Les interventions de Thomas Gebauer et de Marc Neocleous nous ouvrent les yeux avec à-propos.

Mais ne nous contentons pas de «resisting resilience». Nous pouvons aussi nous (ré)approprier les mots et les concepts, justement par la discussion critique et par la persévérance dans la précision.

En ce sens, j’en rajoute encore un peu en reprenant les mots-clés «anticipatory capacity» (ODI) et «systèmes d’alerte précoce» (Kieny): ce que nous avons déjà noté sur les termes «couverture sanitaire universelle» (Medicus Mundi International 2013, pdf) est aussi valable pour la résilience: au vu des ressources limitées, il est utile de se demander dans quels domaines et avec quelles mesures on peut renforcer les systèmes de santé le plus efficacement possible. Une trop forte focalisation sur l’anticipation des crises (par exemple par le biais de structures et de mesures sanitaires) risque d’absorber les forces et les finances dont on pourrait avoir besoin pour venir à bout de la crise sanitaire quotidienne et qui pourraient être investies de façon plus utile dans d’autres domaines clés (comme le personnel de santé). Une pensée systémique et une politique de santé globale et inclusive sont nécessaires.

Encore une fois: la résistance aux crises ou la résilience est à mes yeux un effet secondaire absolument souhaitable pour un système de santé solide. Mais il n’y a pas de raccourci, pas de «solution miracle», ni dans la mise en place de systèmes de santé nationaux solides, ni dans la gestion sociale et politique de la crise permanente et de sa résolution durable.

 

Ressources

Aditya Bahadur et al.: Resilience in the SDGs. Developing an indicator for Target 1.5 that is fit for purpose. ODI briefing paper, août 2015
> Lien

Thomas Gebauer: Resilienz & Krisenmanagement. Exposé d’introduction au symposium de jubilé de medico «Fit für die Katastrophe?» (Francfort, juin 2015)
> Lien Exposé
> Lien Documentation sur le symposium

Misha Hussain: Resilience: meaningless jargon or development solution? The Guardian, 5 mars 2013: «Le terme "résilience" est probablement le nouveau mot à la mode le plus sexy dans le domaine du développement international. (...) Aujourd’hui, tout le monde améliore la résilience, ou déclare tout du moins le faire. Ce terme a pris un tel poids politique et financier, que vous travailliez au planning familial ou à la gestion des catastrophes, que chaque proposition de financement, chaque programme, chaque résultat semble devoir être vu comme une contribution à la résilience. Votre survie en tant qu’organisation pourrait elle-même en dépendre. C’est pourquoi on utilise parfois ce terme avec une certaine fourberie afin de protéger son travail ou de redorer son blason pour obtenir des fonds.» 
> Lien

Marie-Paule Kieny et al.: Health-system resilience: reflections on the Ebola crisis in western Africa. In: WHO Bulletin 2014;92:850, p. 850
> Lien

Marie Paule Kieny, Delanyo Dovlo: Beyond Ebola: a new agenda for resilient health systems. In: The Lancet, Volume 385, No. 9963, p. 91-92, 10 janvier 2015
> Lien

Margaret E. Kruk et al.: What is a resilient health system? Lessons from Ebola. In: The Lancet, Volume 385, No. 9980, p. 1910-1912, 9 mai 2015
> Lien

Simon Levine et al.: The relevance of ‘resilience’? ODI HPG Policy Brief 49, septembre 2012: «Le concept de résilience est au centre des débats actuels dans le développement, l’adaptation au changement climatique et l’aide humanitaire. Toutefois, on ne voit pas bien ce qu’est la résilience ou comment elle peut ou devrait être promue pendant et après les crises.»
> Lien

Medicus Mundi International: Questions and answers on Universal Health Coverage... and some more comments and open questions. Document de réflexion de Medicus Mundi International, 2013
> Lien

Marc Neocleous: Resisting Resilience. Exposé présenté au symposium de jubilé de medico «Fit für die Katastrophe?» (Francfort, juin 2015)
> Lien

Remco van de Pas: Resisting Resilience: The Revenge of the Zombies (IHP Blog, juillet 2015)
> Lien

Resilience Scan 2014: changement climatique et résilience; catastrophes et résilience; sécurité alimentaire, agriculture et résilience; conflit et résilience; eau et résilience; urbanisation et résilience; infrastructure et résilience; résilience économique. Chapitres thématiques. In: Resilience Scan 2014. A review of key 2014 literature, debates, social media, blogs and events on resilience, ODI 2015 > Lien

ONU: Transforming our world: the 2030 Agenda for Sustainable Development. Projet d’objectifs de développement durable mis au point par les Etats membres de l’ONU. Août 2015
> Lien

Wikipédia (français) > Lien

Assemblée mondiale de la Santé: recherche par mots-clés, à savoir «resilience» et «resilient» dans: Sixty-seventh World Health Assembly. Summary Records of Committees.
> Lien

 

Thomas Schwarz
Thomas Schwarz, directeur de Medicus Mundi International. Réseau Santé pour tous.
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