Analyse d’un cercle vicieux

Inégalités sociales, pauvreté et santé

Von Paule Kemgni

Deux grandes approches sont généralement retenues pour définir la pauvreté. Une approche socio-économique qui définie la pauvreté comme étant une rupture du lien social du fait d’une marginalisation économique, sociale et culturelle. Une seconde approche purement économique définie la pauvreté par rapport à un seuil monétaire et qui se traduit par une insuffisance de ressources ne permettant pas la couverture de besoins jugés essentiels comme se nourrir, se loger, se soigner etc. C’est cette seconde approche qui est retenu dans le discours et les stratégies institutionnelles actuelles et c’est ce dont je vais parler.

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La pauvreté rend malade et la maladie rend pauvre. Au niveau mondial, c’est bien dans les pays pauvres définis par une faible valeur de Produit intérieur brut (PIB) que la probabilité de tomber malade, de n’avoir pas accès aux soins et aux médicaments de qualité, de se réinfecter et de décéder jeune est la plus élevée. L’épidémie à vih/sida illustre bien cet état de fait : en 2003, 95% de personnes porteuses du virus vivent dans des pays à faible revenus, et des personnes ayant urgemment besoin d’une trithérapie seules 6% ont été mises sous traitement. L’Afrique subsaharienne est la région du monde où sont concentrés les pays les plus pauvres de la planète. Bien que ne représentant que 10% de la population mondiale, elle héberge 65% des personnes séropositives et 75% des décès liés à la pandémie y sont répertoriés en 2003. Cette maladie pèse lourdement sur l’économie de ces pays pauvres : elle touche la tranche d’age la plus économiquement active qui, une fois décédée ne pourra être immédiatement remplacée. Lorsque les décès concernent les personnes des classes socio-économiques moyennes et supérieures, la situation est encore plus préoccupante, car le taux d’abandon scolaire chez les nombreux orphelins du sida est très élevé. Par ailleurs, la prise en charge thérapeutique des personnes porteuses du vih/sida représente des sommes colossales capables d’engloutir la totalité des budgets de ces pays, contribuant ainsi à augmenter la pauvreté.

Au niveau des Etats et quels qu’ils soient, ce sont les personnes pauvres, définis par un revenu journalier inférieur à un seuil de 1, 2, 4 ou 11 dollars en fonction des pays qui sont les plus vulnérables à la maladie de part les conditions de vie difficiles dans lesquelles elles évoluent : logements surpeuplés et insalubres, alimentation insuffisante et/ou inadéquate, comportements à risques préjudiciables à la santé plus fréquents etc. Aux Etats Unis, les fortes contraintes matérielles que connaissent les personnes pauvres vont conditionner l’accès, la qualité et le suivi des soins ainsi que la survie en cas de maladie engageant le pronostic vital. Lorsqu’elles ne sont pas couvertes par une assurance maladie, ces personnes en payant de leur poche leurs frais médicaux, ont toutes les chances de se retrouver dans un état de pauvreté extrême. La situation est la même dans les pays du Sud où, suite à l’initiative de Bamako qui a définitivement mis fin à la gratuité dans le système de santé, les malades doivent désormais payer de leur poche pour leurs soins de santé. Lorsqu’ils sont contraints d’arrêter de travailler et de s’endetter, ils deviennent encore plus pauvres et il se crée ainsi un cercle vicieux entre pauvreté et maladie.

Les programmes de développement des nations développés présentent la croissance comme étant l’unique moyen pour parvenir au bien être pour tous et donc à un meilleur état de santé Les organismes de coopération internationale s’inscrivent dans la même logique car pour eux, la rupture du cercle vicieux entre pauvreté et maladie passe par une action à deux niveaux.

Le premier est l’investissement dans la santé qui permettrait de lutter contre la pauvreté. L’amélioration de l’état de santé des pauvres, qui consiste en pratique à l’amélioration de l’accès et de la qualité des soins garde en bonne santé des individus qui consomment et qui sont économiquement productifs. Promouvoir l’investissement dans la santé pour des buts économiques pose des questions importantes d’ordre éthique, car le droit à la santé est reconnu dans le Pacte International relatif aux droits économiques, sociaux et culturels comme étant un droit inaliénable.

Le second axe d’action est la lutte contre la pauvreté qui consiste à augmenter le niveau économique et dont le PIB des pays pauvres, ce qui permettra à terme d’améliorer l’état de santé des populations.

« La relation entre richesse et santé est loin d’être linéaire. »

Ce schéma semble nous fait croire qu’il existerait une corrélation entre être pauvre et malade et être riche et en bonne santé, ce qui est loin d’être toujours le cas. Sans vouloir nier le fait que la richesse d’une nation puisse participer à l’amélioration des conditions, de la qualité de vie et de l’état de santé de ses populations, la relation entre richesse et santé est loin d’être linéaire et automatique et elle va dépendre en premier d’autres facteurs autres que ceux purement économiques. L’exemple des Etats-Unis vient apporter quelques éclairages. L’espérance de vie à la naissance est inférieure d’un an à celle du Costa Rica alors que son PIB est quatre fois supérieur. Elle est la même que celle du Cuba pour un PIB six fois supérieur. C’est aussi à l’intérieur de ce pays le quatrième plus riche du monde que les disparités d’état de santé entre les plus riches et les plus pauvres sont les plus importantes. Il existe en effet une différence d’espérance de vie à la naissance de 18,5 ans entre le quintile le plus riche de la population de race blanche et le quintile le plus pauvre de la population de race noire. Cette population noire défavorisée a une espérance de vie à la naissance de 58 ans, 13 ans inférieure à celle d’un pays des Caraïbes, Trinité et Tobago, alors que le PIB des Etats-Unis est quatre fois supérieur à celui de ce pays. Par ailleurs, ces noirs pauvres vivront en moyenne 12 années de moins qu’un habitant de l’île de Sao Tome et Principes au large du Gabon alors que le PIB de ce pays est 27 fois inférieur à celui des Etats-Unis. Ils pourront par contre espérer vivre autant qu’un habitant du Ghana en Afrique de l’Ouest alors que le PIB de ce pays est 17 fois inférieur à celui des Etats-Unis.

Par ailleurs, quand on regarde de plus près la situation de l’épidémie du vih/sida en Afrique sub-saharienne, la tendance irait plutôt vers un taux de séropositivité plus élevé chez les populations adultes des pays à revenus élevés. Bien qu’étant l’un des pays le plus riche d’Afrique, l’Afrique du Sud compte parmi les pays le plus durement touchés par l’épidémie.

Les bonnes performances économiques et l’amélioration des indicateurs économiques ne semblent donc pas être la solution miracle pour améliorer l’état de santé des populations si des choix politiques clairs ne sont pas pris quant à la répartition de la richesse entre les différentes strates de la population tant à l’intérieur des pays qu’entre les pays.

Ainsi, focaliser toute l’attention sur la pauvreté en ne mentionnant jamais son contraire, la richesse, ne nous permet pas d’avoir une vue d’ensemble du problème qui est celui d’une répartition inégalitaire des revenus qui conditionnera par exemple l’accès aux services de santé, à l’eau potable, à l’éducation et donc l’état de santé des groupes de population.

L’index de Gini est pour l’heure l’outil le plus performant et le plus utilisé pour mesurer les inégalités de revenus. La mortalité infantile tend à être plus élevée avec l’augmentation de l’index de Gini. Les Etats –Unis qui sont le pays le plus riche de la série sont aussi ceux dont l’index de Gini est la plus forte et pour chez qui la mortalité infantile est la plus élevée.

De même, si on considère le nombre d’adultes infectés par le virus du vih/sida dans des pays africains pour lesquels on dispose de l’indice de Gini, on constate que les pays pour lesquels l’indice de Gini est supérieur à 50 sont aussi ceux où la proportion d’adultes infectés est supérieure à 10%, à l’exception du Mali.

« J’aimerai remettre en cause le choix d’investissement uniquement dans l’accès et la qualité des soins »

Des décisions politiques sont également indispensables quant au choix des domaines d’interventions prioritaires en matière de santé et dans divers autres domaines du social. L’option actuelle est celle d’un investissement dans des programmes d’accès aux soins de qualité pour les plus pauvres. Il est légitime de se demander si les bénéficiaires de ces programmes sont effectivement les populations qui en ont le plus besoin. Pour ma part, j’aimerai remettre en cause le choix d’investissement uniquement dans l’accès et la qualité des soins, c’est à dire uniquement dans le secteur hospitalier une fois que la maladie est survenue. Aucune réflexion n’est faite et aucune action posée pour agir sur les éléments du social qui sont les principales causes des maladies et sur les quelles il serait prioritaire d’intervenir. La distribution des maladies à l’intérieur d’un groupe de population est loin d’être aléatoire et ne dépend pas uniquement de facteurs purement matériels. De nombreuses études réalisées dans les pays riches démontrent qu’il existe un gradient social face à la maladie et la mort. En d’autres termes, plus on descend dans l’échelle sociale plus la probabilité d’être malade, que cette maladie soit grave ou handicapante et d’en mourir est grande.

Une lecture de la question sanitaire sous la lunette des inégalités sociales permettrait de comprendre que divers déterminants sociaux tels que le niveau d’éducation, les conditions de travail, l’emploi, le type de logement, le lieu de vie, les comportement et style de vie etc. influencent plus le fait d’être ou non en bonne santé que l’accès aux soins de santé ou l’augmentation des revenus. Cette lecture permettrait de comprendre l’importance des choix politiques tendant à réduire les disparités existantes dans le secteurs du social et visant la promotion d’une société plus juste et équitable par la promotion d’une logique de droit : droit à l’éducation, droit au travail ? et à des codes de travail favorables aux travailleurs droit aux logements salubres et confortables, droit à des lieux de vie assainis, droit à des système de protection sociale etc. Ne pas nommer clairement les priorités politiques de santé en se réfugiant derrière la lutte contre la pauvreté participe à rendre floues les limites entre les logiques de droit et les logiques d’aide qui, pour le moment, prennent clairement le dessus dans les politiques de la coopération publique au développement en matière de santé.

Quand on sait qu’une fille vietnamienne née dans une famille de cadres ayant un revenu mensuel en parité de pouvoir d’achat est de 400 USD a une espérance de vie à la naissance de 74 ans alors qu’un garçon noir américain né dans une famille pauvre d’un ghetto et ayant un revenu mensuel en parité de pouvoir d’achat de 1000 USD n’a qu’une espérance de vie à la naissance de 58 ans, il paraît légitime de remettre en cause le cercle vicieux actuel basé sur une corrélation entre la pauvreté et la maladie. Ne faudrait-il pas enfin, malgré la plus grande difficulté à mesurer et à agir sur les inégalités sociales, intégrer dans un nouveau cercle vicieux, dans la réflexion, dans le débat et enfin dans l’action les déterminants socio-économiques de la santé dans un contexte socio-économique inégalitaire ?

*Paule Kemgni est médecin d'origine camerounaise, diplomée de santé publique, de maladies tropicales et d'études du développement à l'IUED où elle prépare actuellement un doctorat sur les détermninants socio-économiques et culturels de la progression de l'épidémie à vih/sida. Son champ de recherche plus largement est celui des inégalités sociales de santé. Elle a travaillé deux années avec l'association humanitaire MSF en Angola et en République Démocratique du Congo. Contact : pkemgni@yahoo.fr