Equité et éthique

L'accès aux traitements de VIH/sida

Von Jean Martin

L’accès aux traitements, sujet discuté depuis des années à propos de l'épidémie VIH/sida, a une acuité particulière au vu du coût des modalités de suivi et de traitement des personnes vivant avec le virus (PVA), que des pays défavorisés ne sont pas en mesure d'offrir. Au reste, ce n'est là qu'une facette de la problématique générale des relations entre le Nord et le Sud, des responsabilités du Nord quant à un accès à des prestations considérées comme le minimum vital (de survie) auquel devrait avoir droit tout être humain.

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En mars 1997, le CIOMS (Council for International Organizations of Medical Sciences) organisait au siège de l'OMS, à Genève, une conférence de haut niveau intitulée "L'éthique, l'équité et le renouveau de la stratégie de l'OMS de la santé pour tous". Plusieurs orateurs y ont souligné la constatation désagréable mais dont l'examen montre qu'elle est exacte que le développement des méthodes biomédicales va en sens contraire à une meilleure équité, dans le monde, s'agissant de l'accès aux soins. Cette impasse découle de ce que, pratiquement, les ressources disponibles sont toujours limitées, alors que la biomédecine propose constamment des possibilités nouvelles. Actuellement de plus, des contraintes de plus en plus vives s'exercent sur les ressources collectives consacrées aux soins, y compris dans les pays industrialisés. En Suisse aussi, on aura de plus en plus de peine à donner accès à chacun à tout ce que, à un moment donné, les moyens diagnostiques et thérapeutiques disponibles permettent d'imaginer.

De telles considérations pourront s'appliquer dans le domaine VIH/sida comme ailleurs. En Suisse et en France, dans le passé récent, des actions d'advocacy militantes ont permis d'obtenir des autorités qu'elles se montrent généreuses dans la mise à disposition de médicaments nouveaux, et on s'en félicite pour les personnes concernées. Cela étant, au plan de l'éthique de l'action des pouvoirs publics, il faut se souvenir que, vu la constante rareté des moyens matériels, la part de ces derniers dévolue à un problème n'est, objectivement, forcément plus disponible pour faire face à d'autres besoins. Ceux qui se préoccupent de manière globale de la santé publique ont pour responsabilité de faire en sorte que chaque secteur reçoive des ressources en rapport avec l'intensité/gravité des besoins le concernant; ils doivent éviter que, par hypothèse, un secteur soit largement doté alors qu'un autre ne dispose que d'un financement manifestement insuffisant.
Dans le même ordre d'idées, il ne faut pas cacher que certains problèmes de santé bénéficient généralement d'un soutien politique et populaire important, et d'autres beaucoup moins. Pour prendre un exemple parmi d'autres, la recherche sur le cancer attire beaucoup la sympathie. On ne peut pas en dire autant des besoins des toxicomanes, marginaux, sans-abri, personnes maltraitées, personnes et familles immigrées. De plus, les moyens de persuasion et le poids socio-politique des groupes qui se font les avocats de telle ou telle cause sont bien différents.

La problématique du rationnement, à savoir de l'accès non illimité aux possibilités de soins, pourra donc se poser à l'avenir aussi en ce qui concerne la prise en charge des situations VIH/sida. Il y aura là des motifs de difficultés et de soucis, pour les personnes touchées en premier lieu, pour les soignants, pour les décideurs dont on n'écoutera pas volontiers les déclarations selon lesquelles les ressources nécessaires ne sont pas disponibles. De même que pour la collectivité en général qui, après une période d'un demi-siècle très satisfaisante au plan des prestations sociales et médico-sanitaires, sera témoin de ce que les choses deviennent moins faciles et/ou moins automatiques.

Ces questions lourdes devront faire l'objet de débats démocratiques, dans la transparence. Faire comprendre à l'ensemble du public les tenants et aboutissants de tels enjeux est un véritable défi. On risque d'entendre beaucoup de déclarations enflammées de type populiste qui seront trop écoutées quand elles disent que les responsables en place sont peu compétents et que, si on laissait faire d'autres, on verrait que tout est possible - qu'on peut sans autre avoir le beurre et l'argent du beurre. La recherche de justes milieux demandera beaucoup de maturité, d'esprit civique et de solidarité .

Des médicaments plus actifs - Et la prévention?

De nouveaux médicaments et des associations entre eux apportent des améliorations marquées de l'état de patients sidéens, de leur status physique et psychique. C'est très encourageant. Il faut toutefois être attentif à la différence entre ce qui est pratique médicale établie et ce qui est encore expérimentation. D'un point de vue de santé publique, on doit aussi, de toute manière, souligner l'importance de ne pas croire que la guerre est gagnée et nous démobiliser. Pour plusieurs raisons:

  • Aussi utiles qu'elles puissent être, ces nouvelles possibilités ne sont toujours pas curatives.
  • La conscience de ce que, en Suisse, nous sommes très privilégiés doit être un rappel constant de notre devoir de ne pas gaspiller les moyens disponibles. Il ne s'agit pas ici de donner mauvaise conscience. Mais de relever cette évidence que, moins on aura besoin de médicaments rares et onéreux et, ultérieurement, de vaccins qui ne seraient certainement pas d'emblée bon marché, plus il sera possible d'en mettre à disposition d'autres, y compris hors de nos frontières dans un cadre de coopération internationale. Il y a donc un véritable devoir civique à poursuivre nos efforts dans le sens du premier pilier de la stratégie suisse de lutte contre le VIH/sida: éviter de nouvelles infections.
  • Il y va de la solidarité à laquelle nous nous référons tous. Au risque de déplaire, notons qu'il ne s'agit pas d'une solidarité à sens unique de la société et des pouvoirs publics vis-à-vis des personnes touchées. Elle doit être le fait de tous, y compris des personnes concernées vis-à-vis de leur entourage et de la communauté en général. Lors de l'inauguration en avril 1997, à Lausanne, des locaux de l'association VoGay, organisation homosexuelle récemment créée, nous en mentionnions deux dimensions: D'une part, une volonté et une pratique de non-discrimination et de compréhension, entre autres à l'endroit de modes de vie et d'orientations sexuelles différents. D'autre part, une volonté et une pratique de non-mise en danger de l'autre, dans quelques circonstances que ce soit, et par conséquent une adoption systématique, dans l'auto-discipline, des gestes assurant une prévention efficace.

Pour des raisons aussi diverses donc que le respect de l'autre, la prévention de la transmission virale et le souci d'éviter le gaspillage de ressources toujours rares, nous devons continuer à tirer ensemble à la même corde. Depuis 15 ans que l'épidémie VIH nous secoue, les PVA font des choses fortes, exemplaires; les pouvoirs publics dans nos pays ont joué le jeu et la population les a largement suivis; les professionnels des domaines sanitaire et social et beaucoup de bénévoles se sont engagés; la science et l'industrie ont acquis des sommes de connaissances et les ont traduites dans l'élaboration de médicaments. Il importe que chacun, là où il est, continue à assumer sa responsabilité.

*Médecin cantonal, privat-docent, membre de la Commission fédérale pour les problèmes liés au sida. Extrait d'un exposé sur invitation lors de la journée d'étude organisée par Aids Info Docu/Sida Info Docu, à Berne le 26 mai 1997, sur le thème "Nouveaux médicaments contre le sida - Nouveaux problèmes éthiques?". Les actes de la journée d’études ont été publiées entretemps par Sida Info Docu (DIAlog AIDS, Volume IV, 120 pages, SFr. 20.-)

Bibliographie

Martin J. Infection à VIH et sida: questions liées à l'anonymat, à la protection des données et au secret médical. In: Bases éthiques de la prévention du sida. Berne: Aids Info Docu/Sida Info Docu, 1993. Publié aussi in Santé publique 5, No. 3, 57-62, 1993.

Martin J. Médecine pour la médecine ou médecine pour la santé. Lausanne: Réalités sociales, 1996.