Entre compassion, chiffre d'affaires et solidarité

Les ONG de coopération du Nord et le développement social au Sud

Von Olivier Berthoud

Les ONG de développement des pays du Nord jouent un rôle considérable dans le système international. En 1998 elles ont géré près de 6 milliards de dollars, soit plus de 10% de l'aide au développement. L’univers ONG est extrêmement hétérogène. Il sied de remonter aux origines des ONG et de les replacer dans leurs contextes nationaux pour essayer de mieux comprendre les enjeux et les défis auxquels elles se trouvent confrontées.

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Sous la dénomination d'ONG on regroupe aujourd'hui des institutions aussi diverses qu'une petite association de quartier, mue par une personnalité en contact direct avec son projet dans le Sud ou à l'Est, que des grosses entreprises comme Plan International qui administre près de 300 millions de dollars par an et du personnel par milliers. Sous le terme d'ONG de développement nous nous référerons ici principalement aux institutions d'une certaine dimension: l'OCDE en recense dans les pays européens quelques 4000 (2), alors que les petites associations de proximité se comptent probablement par dizaine de milliers. En fait, ces 4000 ONG concentrent entre leurs mains la plus grosse part des moyens financiers, tant ceux récoltés dans le public que les contributions gouvernementales. Ces 4000 institutions ont donc la possibilité d'infléchir les positions gouvernementales, mais en même temps d'être influencées par celles-ci.

Mis à part le mouvement de la Croix Rouge et Caritas, nés à la fin du XIX siècle, beaucoup de ces institutions sont fondées après les deux guerres mondiales. Elles sont le plus souvent le résultat d'un mouvement de compassion face aux victimes des guerres. Il s'agit de dispenser une aide directe, matérielle, en nourriture et en habillement. Notons que plusieurs ONG d'origine syndicale, encore actives aujourd'hui, se fondent en 1936 sur des motivations également politiques, en solidarité avec la République espagnole, dans les pays nordiques et en Suisse notamment.

« Apprends-lui à pêcher,... «

Les années 1960 et la décolonisation vont donner lieu à une première mutation de ces institutions ainsi qu'à la création d'une nouvelle génération d'entre elles. Le slogan de la FAO "Donnes-lui un poisson, il mangera un jour, apprends-lui à pêcher il mangera toute la vie" fait tâche d'huile (3). Il faut s'attaquer aux causes et non pas aux conséquences de la pauvreté. La solidarité avec les nouvelles nations du Sud et les mouvements de libération nationale marque cette époque. Le changement et la justice sociale sont à l'ordre du jour. Les églises réajustent tant bien que mal leur approche jusque-là exclusivement missionnaire. Les états du Nord envoient des volontaires et des experts techniques puis mettent sur pied des ministères de la coopération au développement. Dans les pays germaniques, nordiques et en Hollande les Gouvernements suscitent la création d'institutions privées en mettant à leur disposition des fonds rapidement croissants. Des ONG sont réorientées ou créées par les Eglises, les syndicats, des groupes non-confessionnels pour canaliser ces nouveaux moyens financiers.

Les années 70 et 80 sont marquées par un impact croissant au Sud de la polarisation Est-Ouest. Après la victoire du Vietnam en 1975, les conflits de l'Angola, de la Palestine et d’autres voient certaines ONG européennes jouer un rôle de diplomatie informelle et de médiation, intervenant souvent parallèlement à des mouvements de solidarité et à des gouvernements sociaux démocrates européens. Aux Philippines, au Chili et en Afrique du Sud, par leur soutien à des acteurs locaux, elles jouent un rôle non négligeable dans la chute des régimes en place. Au Nicaragua sandiniste, elles accompagnent sur le terrain par de multiples projets l'élan de solidarité occidentale et contribuent ainsi de manière significative à rompre le blocus économique et politique établi par les Etats-Unis. Dans les autres pays d'Amérique Centrale elles contribuent aux transitions démocratiques (4).

C'est l'époque où de grandes mobilisations en Europe mettent en avant l'égalité entre hommes et femmes, la protection de l'environnement, la défense des droits humains. Si les ONG de développement sont elles-mêmes peu actives dans ces mouvements, elles reprendront cependant ces thèmes plus tard lors des grandes conférences internationales des années 1990: femmes, développement durable, droits humains figurent aujourd'hui dans tout programme de développement qui se respecte, qu'il soit gouvernemental ou non. On doit reconnaître aujourd'hui aux ONG de développement le mérite d'avoir repris ces questions et de les avoir introduit à l'ordre du jour et dans le discours de la communauté internationale.

Partenaires des agences gouvernementales

Les années 70 et 80 connaissent ainsi une croissance spectaculaire du poids et de la reconnaissance des ONG. Elles représentent pour les agences gouvernementales de coopération européennes des agents privilégiés de sensibilisation du public, en particulier des écoles, à la problématique Nord-Sud. Au milieu des années 80, en parallèle à la remise en question des modèles nationaux de développement, la Banque Mondiale découvre dans les ONG des institutions plus proches des pauvres, moins chères, moins corrompues et plus efficaces que les canaux gouvernementaux traditionnels. Les ONG du Nord canalisent en effet leurs moyens financiers vers des institutions locales dans le Sud qui connaissent à leur tour une multiplication et une croissance impressionnantes mais restent très dépendante de cette aide extérieure. C'est l'époque triomphante du catéchisme néolibéral connu comme le "consensus de Washington", celle des recettes uniformes pour le développement: les ONG, assimilées parfois au secteur privé, viennent souvent substituer l'Etat démantelé dans ses fonctions sociales. Les ONG qui maintiennent un discours critique sur le système et une analyse des causes de la pauvreté (5) ont de plus en plus de peine à faire la différence sur le terrain. Jusqu'où leurs actions ne sont que le filet de sécurité des mesures d'ajustement structurel mises en œuvre par les institutions de Washington, jusqu'où des actions au niveau local peuvent-elles encore représenter un défi au modèle dominant? Comment multiplier des approches innovatrices au niveau local, pour qu'elles ne restent plus isolées? Comment influencer les politiques régionales ou nationales qui minent souvent les progrès réalisés localement? (6).

En parallèle à ces nouveaux rôles dans la coopération au développement, l'irruption massive d'un nouveau marché de l'aide humanitaire à partir de la famine en Ethiopie en 1984 va également influencer de nombreuses institutions. Ainsi la distributions de rations alimentaires dans un camp de réfugiés est plus facilement mesurable en terme de résultats et en terme d'impact médiatique que la transformation des perceptions du pouvoir d'un groupe de femmes pauvres mais non sinistrées. Beaucoup d'institutions se lancent dans l'humanitaire plus par opportunité que par conviction. L'approche dans les deux domaines est évidemment très différente, pour ne pas dire contradictoire: l'humanitaire demande d'agir vite, soi-même la plupart du temps, alors que le développement devrait impliquer une écoute des besoins des partenaires et un accompagnement en second plan. Plus grave, dans le sillage des médias, l'humanitaire amène des ONG à simplifier voir à caricaturer leur discours sur le Sud et l'image qu'elles en transmettent. Les ONG qui ont connu la croissance la plus importante ces 20 dernières années et qui constituent aujourd'hui de véritables entreprises transnationales (7) ont basé leur récoltes de fonds sur l'humanitaire et sur le mécanisme du parrainage d'enfants: pour une somme modique par mois, variable selon le pouvoir d'achat dans le pays du donateur, vous pouvez sauver un enfant, et établir une contact direct avec lui: cette méthode est non seulement lourde du point de vue administratif et paternaliste, mais elle peut aussi créer des conflits dans les familles et les communautés entre les parrainés et les non parrainés, et surtout elle véhicule une image simpliste et fausse de la pauvreté, de ses causes et des moyens de la combattre.

Crises du soutien, de l’identité, de la légitimité

Dans les années 90, les ONG de développement sont soumises à de nouvelles tensions. Les agences gouvernementales qui ont intégré certaines des approches et méthodes d'ONG à leurs propres activités, ne sont plus aussi sûres que dans les années 80 que les ONG représentent la panacée du développement: en effet plusieurs études ne parviennent pas à clairement démonter qu'elles sont plus proches des pauvres et aussi efficaces qu'on pouvait le prétendre (8). Face à la régression des budgets et aux critiques du système de l'aide publique, les gouvernements posent des exigences croissantes aux ONG: gestion plus professionnelle et concentration des moyens, mesure de l'impact et des résultats. Ceci a amené de nombreuses organisations à entreprendre un processus complexe de redéfinition de leur image directrice, de leurs stratégies, de leur objectifs, sur des modèles de planification inspirés du secteur privé (9). Cependant les tensions sont croissantes entre les impératifs institutionnels - faire survivre et faire grandir son appareil en cherchant des résultats immédiats - et les impératifs de développement - rechercher un impact en profondeur et sur le long terme.

A cela s'ajoute la question de leur identité, de leur responsabilité et de leur légitimité (10). Si à l'origine ce sont souvent des associations actives, beaucoup d'ONG de développement se convertissent au fil des ans aux méthodes modernes de récolte de fonds et de marketing et consacrent des efforts importants à influencer les politiques et à canaliser les fonds gouvernementaux. Or ceci se fait souvent au détriment de leur base associative d'origine qui s'effrite et vieillit. Elles travaillent pour des bénéficiaires, des pauvres des pays du Sud avec de l'argent de contribuants et de contribuables situés de l'autre coté de l'Equateur, à qui elles doivent rendre compte. La concurrence sur un marché du don de plus en plus commercial et émotionnel et de moins en moins militant et solidaire, et la compétition pour des fonds gouvernementaux de plus en plus exigeants et en stagnation absorbent l'essentiel des énergies des institutions au détriment d'une réflexion et d'une action sur le long terme. Une exception notable à cette dérive sont les institutions liées aux Eglises, qui continuent bon an mal an de réaliser un important travail de sensibilisation dans leurs paroisses autour d'une multitude de micro projets disséminés sur les trois continents du Sud. L'approche projet, très critiquée depuis plusieurs années dans le système de coopération au développement, répond en fait à un important besoin de ces institutions du Nord: morceler la réalité du Sud en de nombreux microcosmes simplifiés (un dispensaire, une école, un puits) avec lesquels un groupe paroissial ou de quartier puisse s'identifier. C'est le projet carte postale: on y voit une réalité, des gens et le résultat de son aide matérielle. S'il n'y a pas de doute que la somme de ces actions est une contribution à la réduction de la pauvreté, il est tout aussi clair que ces projets n'affrontent que peu souvent les causes profondes de celle-ci. Beaucoup d'églises considèrent cependant légitime que dans leurs actions le témoignage et l'échange priment sur l'impact structurel à long terme.

Qui paie décide ? L'indépendance des ONG en question

Dans leurs relations avec leurs gouvernements et leur société, les ONG du Nord sont aussi le reflet de situations diverses (11). Très schématiquement on peut opposer le modèle anglo-saxon au modèle nordique, avec toutes les nuances possibles entre ces deux pôles. Dans les pays anglo-saxons, la charité, la philanthropie ou l'altruisme sont considérées depuis le XIX siècle principalement comme une responsabilité individuelle, responsabilité qui revient naturellement aux gens qui en ont les moyens, et l'envie. D'importants dégrèvements fiscaux - c'est à dire un manque à gagner pour l'Etat - stimulent ces dons privés. Et le principe selon lequel qui paie décide reste la règle générale. Les ONG sont donc confrontées au choix de ne pas ou peu avoir recours aux fonds gouvernementaux pour maintenir leur indépendance (12), ou de se soumettre ou pour le moins s'ajuster aux politiques officielles. Au contraire, dans les pays nordiques, la tradition corporatiste fait que les institutions civiles (églises, syndicats, associations) sont imbriquées depuis longtemps aux rouages de l'Etat. Recevoir un financement de l'Etat n'implique pas en soi une soumission à ses politiques. Ainsi, dans ces pays, comme aussi en Hollande, en Allemagne et en Suisse les ONG de développement dépendent fortement des fonds gouvernementaux sans que cela implique en tant que tel une perte de leur identité. Enfin dans les pays latins, en particulier en France et en Espagne, le poids du passé colonial fait de leur coopération un instrument direct de la défense de leurs intérêts économiques et politiques. Là, les ONG sont restées longtemps en marge du système de l'aide officielle et ne connaissent pas la croissance et l'influence qu'elles ont dans d'autres pays de l'OCDE. Ainsi si les ONG nord-américaines et scandinaves dépendent souvent fortement des fonds de leurs gouvernements respectifs, les implications de cette dépendance varient considérablement d'un pays à l'autre.

Au demeurant ces modèles nationaux d'ONG de développement se sont vu bousculés dès le milieu des années 80 par de véritables ONG transnationales, qui paradoxalement ne proposent plus des approches globales - comme la lutte contre la pauvreté - mais organisent des actions spectaculaires ou originales sur des thématiques bien délimitées. C'est le cas d'Amnesty International dans le domaine des droits humains et de Greenpeace dans celui de l'écologie, sans doute les institutions les plus connues dans les médias et qui maintiennent leur indépendance face aux financements gouvernementaux. Ces dernières années, grâce entre autres aux nouveaux moyens de communication électronique, des campagnes sous forme de réseau sur un objectif particulier connaissent aussi des succès croissants: les ancêtres en sont probablement la campagne sur la promotion du lait maternel contre les politiques de vente des multinationales alimentaires à la fin des années 1970 et celle contre les grands barrages. A la fin des années 1990 ces campagnes se succèdent de plus en plus rapidement en remportant des succès notables (13): la campagne sur les mines anti-personnel, contre l'Accord Multilatéral sur l'investissement, pour un moratoire des accords de l'Organisation Mondiale du Commerce, pour l'abolition de la dette des pays du Sud. A part quelques exceptions notables comme Oxfam, les ONG de développement sont restées très discrètes ou en marge de ces mouvements, cherchant d'abord à conserver leurs donateurs avant de mobiliser des citoyens, évitant du même coup le risque de déranger ou froisser leurs bailleurs de fonds publics.

Reprendre l’initiative !

Aujourd'hui les principales institutions internationales reconnaissent à nouveau l'évidence: le libre développement économique n'entraîne pas par lui-même la justice sociale et la réduction de la pauvreté. Au contraire, le modèle de développement néolibéral appliqué ces 15 dernières années a accentué le fossé entre pauvres et riches. A la bonne gouvernance des Etats, réclamée plus largement au Sud depuis la chute du mur de Berlin par les pays occidentaux, devrait logiquement s'ajouter la bonne gouvernance de l'économie privée, ce qui va de la régulation du travail des enfants à celle des marchés financiers spéculatifs; le respect des droits humains devrait être considéré comme un tout, c'est-à-dire inclure le respect au droit à la santé et à l'éducation, et ne pas se confiner à l'acception civile et politique de ces droits universels. Traité en grande pompe mais isolément, le développement social demeurera un palliatif - ou un filet de sécurité - plutôt qu'un effort durable pour affronter les causes de la pauvreté. Même à 0,7% du PIB, la coopération au développement seule n'y viendrait jamais à bout. Le développement social n'est pas une bulle isolée du reste de la société qu'il suffirait de crever avec quelques milliards de plus.

La chance s'offre aujourd’hui aux ONG de développement de reprendre l'initiative à partir de sujets où elles ont acquis une vaste expérience et un tissu dense de contacts dans de nombreux pays, et de renouer ainsi avec l'esprit des mouvements de solidarité qui ont vu naître une partie d'entre elles il y a 40 ans. Elles réfléchissaient alors déjà de manière globale aux options de la lutte contre la pauvreté, comme aux décisions politiques et aux changements sociaux que celle-ci exige.

*Olivier Berthoud est ancien responsable du service des ONG de la DDC ; les opinions ici présentées ne reflètent pas un point de vue officiel et n’engagent que son auteur. Pour en savoir plus : Vous pouvez lire ou télécharger les annexes de cet article, décrivant en deux pages les grandes ONG de développement, en allant à http://www.edinter.net/docs/docs.htm. Vous pouvez chercher plus d’informations sur le sujet à partir d’une page de liens à www.edinter.net/fr/linksf.htm. Pour connaître un cours entièrement en ligne sur ce thème proposé par l’auteur, visitez www.edinter.net

Notes :

1. OCDE, Coopération pour le Développement, Rapport 1999, OCDE, Paris, 2000.

2. OCDE, Répertoire des Organisations Non Gouvernementales actives dans le Domaine du Développement Durable, OCDE, Paris 1996.

3. Mabub Ul Haq, esprit fondateur du rapport sur le développement humain du PNUD aimait ajouter: "Encore faut-il savoir qui est le propriétaire de l'étang!".

4. Voir Kees Biekart, The Politics of Civil Society Building, European Private Aid Agencies and Democratic Transitions in Central America, International Books and the Transnational Institute, Amsterdam, 1999

5. Voir "Les ONG: instruments du néo-libéralisme ou alternatives populaires?", Alternatives Sud, vol. IV, 4, 1997.

6. Voir Michael Edwards et David Hulme, Non-Governmental Organisations, Performance and Accontability, Beyond the Magic Bullet, Earthscan, London, 1996.

7. Comme World Vision, Plan International ou CARE, voir annexes.

8. Roger C. Riddell et autres, Etude synthétique des évaluations ONG: méthodologie et impact des actions, OCDE/CAD, Ministère des affaires étrangères de Finlande, Helsinki, 1998.

9. Voir Alan Fowler, Striking the Balance, a Guide to Enhancing the Effectiveness of Non-Governmental Organisations in International Development, Earthscan, London, 1997

10. David Sogge, Compassion and Calculation, The Business of Private Aid, Transnational Institute, Amsterdam and Pluto Press, London, 1996.

11. Voir Ian Smillie and Henny Helmich ed., Stakeholders, Government-NGO, Partnerships for International Development, Earthscan, London, 1999, et David Hulme et Michael Edwards, NGOs, States and Donors, too close for Confort?, Macmillan Press, London 1997.

12. C'est par exemple le cas de Oxfam et de World Neighbors aux Etats-Unis qui refusent tout financement du gouvernement.

13. Des conseillers de Clinton ont développé le concept de "social netwar", voir John Vidal, "The world @ war", The Guardian weekly, 3 fevrier 2000